Joker (Todd Phillips, 2019)

Synopsis : Le film, qui relate une histoire originale inédite
sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi
juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans
concession méprisé par la société.
Blockbuster roi du box-office, film de super-héros bis repetita, tentative d'entrée dans la catégorie « auteur » pour un réalisateur jusqu'alors abonné aux comédies … Par quel angle convient-il d'analyser le Joker de Todd Phillips ? Dans une époque où la communication et le marketing n'ont, semble-t-il, jamais été aussi importants pour donner envie aux spectateurs de se déplacer en salles, Joker apparaît – du moins sur le papier – comme un projet visant à concilier différentes franges du public, à verser le populaire dans le sélectif (et inversement). Aux quatre coins du métro, le film s'affiche et les superlatifs pleuvent par dizaines tandis que son titre se retrouve claquemuré en bas du poster tel un sombre détail qu'il ne faudrait pas mettre en valeur. Un simple choix de campagne promotionnelle, peut-être, mais surtout, au final, une exacerbation des principaux problèmes d'un film persistant à se balancer entre deux mondes sans en embrasser aucun.
Derrière
les éloges forcés devenus tellement systématiques qu'ils en
confinent à l'overdose, Joker voudrait tout être à la
fois : le récipiendaire-surprise du dernier Lion d'or, l'origin
story absolue d'un personnage mille fois mis en scène et sans
doute le grand film contemporain capable de capter le grondement
d'une société à l'agonie. Sous ce copieux mille-feuilles, les
trous d'air abondent pourtant un peu partout face à un objet
ressemblant à la diatribe opportuniste d'un réalisateur ayant vu un
énième projet de comédie refusé par les studios. Rien ne
laissait, en effet, présager de voir Todd Phillips (auteur, il faut
le rappeler, de Very Bad Trip ou, plus récemment, War
Dogs) s'intéresser à l'histoire du Joker et, plus encore, à en
faire un simili-thriller dramatique surfant sur une actualité des
plus brûlantes. Mais les détours d'une carrière étant nombreux,
il fallait donner à ce cinéaste plus habitué aux potacheries
qu'aux examens sociologiques la possibilité de convaincre sur un
terrain qui lui était encore inconnu.
Dans
un virage à 180 degrés, la mise en scène de Todd Phillips, plus
racée, surprenante et soignée qu'à l'accoutumée, fait d'abord
illusion en s'inscrivant dans une esthétique de polar traumatique,
de film noir, follement influencé par le cinéma de Martin Scorsese.
La ville de Gotham s'y expose en avatar de New-York, rongée par la
précarité et l'insécurité, tandis qu'Arthur Fleck, comédien de
stand-up à l'encombrant handicap neurologique, se débat pour
subsister. Todd Phillips filme son personnage et son décor comme une
cocotte-minute prête à déborder : l'implosion d'un monde est
imminente si bien que les destins de Gotham et d'Arthur fusionnent à
mesure que l'orage approche. Progressivement, il ne reste bientôt
plus que de la noirceur à l'écran, une vision de la révolte et de
l'insoumission lorgnant vers Taxi Driver et La Valse des
pantins. Mais à trop réciter ses gammes en cherchant le grand
écart, Joker chute sur l'exécution de son programme et cède
vite à l'excès de simplisme toujours sobrement évité par ses
illustres prédécesseurs.
Remplie
à ras bord, la barque du chaos suinte et prend l'eau de tous côtés
tant elle se résume à répéter inlassablement des schémas
lourdement martelés et des clichés ponctuant à intervalles
réguliers la descente aux enfers du personnage. Par le prisme d'un
être rejeté, abandonné par la société dans laquelle il vit,
c'est toute une critique du capitalisme qui se forme en pointant du
doigt l'individualisme ambiant et l'inégalité des enjeux sociétaux.
Le miroir est toutefois déformant lorsqu'il crée une image
caricaturale de la maladie mentale, supposément acquise dans son
environnement familial. À l'instar de bien d'autres avant lui, Todd
Phillips se heurte à l'irreprésentabilité de la folie qu'il doit
mettre en scène hasardeusement comme un inévitable chemin menant au
Mal. L'avancée psychologique d'Arthur se retrouve alors suspendue à
un background pachydermique entre mère adoptive aliénée,
abandon infantile, violences physiques et solitude affective. Comme
s'il voulait colorier en jaune fluo tous les voyants d'un avenir déjà
tracé, le cinéaste métamorphose même le rire maléfique du Joker
en handicap consécutif à des lésions cérébrales.
Devant
la caméra de Todd Phillips, le Joker devient une victime, le produit
direct d'une société mal aimante, vouée à engendrer des êtres
désincarnés lorsqu'ils ne peuvent trouver les armes pour
l'affronter. La facilité du raccourci n'est cependant rien face à
la manière dont le message est asséné durant les deux heures de
film, d'autant que celui-ci s'évertue à mêler sans cesse les
tonalités et les approches. Indéniablement, Joker joue au
slalom géant en jonglant entre son propos politique et sa vocation à
ne pas abandonner une affiliation essentielle aux super-héros. Todd
Phillips aurait pourtant eu tout le loisir de laisser de côté le
mythe de Batman et d'emmener la cavale épique d'Arthur Fleck loin
d'une quelconque considération héroïque mais il n'en est rien.
L'antagonisme du Joker avec Bruce Wayne – et surtout, ici, Thomas
Wayne, son père – est toujours l'un des ressorts attendus par un
panel d'aficionados et le cinéaste ne cherche pas à s'y dérober.
À
l'image de sa fin « ouverte mais fermée », répétée à
l'infini, Joker hésite, sautille d'un pied sur l'autre, perdu
à mi-chemin du film politique et du spin-off de Batman. Entre
l'origin story et la dénonciation du monde moderne, Todd
Phillips ne choisit jamais en décidant de ranger la radicalité au
placard pour mieux faire naître une décontraction quasiment gênante
par rapport à son aura poisseuse. L'envie n'est alors pas de
questionner moralement le film mais sa banalisation de la violence
(et les réactions de multiples salles hilares) laisse perplexe dans
sa volonté de créer un rire jaune qui, finalement, produit, à
l'inverse, de la connivence. En faisant tout pour que le spectateur
se prenne de pitié et d'empathie pour son protagoniste, le cinéaste
l'érige en instigateur d'une révolution et instaure l'idée
définitive que le soulèvement de masse figure peut-être la
solution aux dérives. De là, la ribambelle de clins d’œil à
Batman installe un décalage surréaliste qui s'obstine à
transformer la crudité d'une réalité en matière à
divertissement.
Il
suffit de voir la prestation de Joaquin Phoenix dans le rôle-titre
pour se rendre compte que si le film est bien né en réaction à la
frilosité des studios, il reste un appel du pied à leur intention.
Exposé en taille XXL, le matraquage de son tour de force est tel
qu'il possède l'allure d'une sirène hurlante destinée à faire
bondir de leurs sièges toute l'Académie des Oscars. Pourtant,
l'acteur que l'on a connu si bouleversant chez James Gray ou Paul
Thomas Anderson n'est là qu'un pantin désarticulé, cochant toutes
les cases du bingo à performance. On ne peut, en effet, plus parler
d'« incarnation » lorsque son réalisateur s'entête à
filmer outrageusement l'amaigrissement de son comédien (rappelant
celui de Christian Bale – ex-Batman … – dans The Machinist)
et un rictus artificiel tenant plus de l'Actor's Studio que de
l'interprétation tripale. Même dans ses différentes scènes de
transe dansées, l'effet aérien voulu n'existe que partiellement
tant l'écriture et l'absence de point de vue viennent annihiler
toute intensité.
En
soi, Joker n'est qu'une usine à ressassements, qu'il
s'inscrive dans la lignée du genre super-héroïque ou qu'il
s'impose, à part entière, comme un brûlot politique sur les
laissés-pour-compte. Todd Phillips veut transfigurer une époque
tout en la replaçant dans les années 1970-1980 (le logo Warner ou
les longs-métrages projetés dans le cinéma où se rend la famille
Wayne permettent peu de doutes) mais échoue à saisir
l'intemporalité d'un monde qui se questionne. Travis Bickle ou
Rupert Pupkin possédaient une identité, un traumatisme ou des
motivations qui les éloignaient de l'archétype tandis qu'Arthur
Fleck n'en est que la plus grossière illustration. Son discours
« note d'intention » dans le talk-show de Murray Franklin
(Robert de Niro, parfait) achève de faire de lui l'antithèse
malheureuse du Joker brillamment composé par Heath Ledger dans The
Dark Knight. Il y a plus de dix ans, sa version était celle d'un
homme dont le credo se résumait à « regarder le monde
brûler » avec cynisme en observant la vacuité de la société
dans laquelle il vivait sans expliquer clairement son dessein.
Dépourvu d'implication émotionnelle, il était une insaisissable
anguille, impossible à arrêter dans une quête qui ne connaissait
pas de logique. C'est précisément tout ce que Todd Phillips a
oublié dans son long-métrage : s'apercevoir que le mal n'est
jamais aussi terrifiant que lorsqu'il n'a pas d'origine.
Céline Bourdin.
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